Jean-Pierre Mignard :  » Contrôles au faciès » pour la revue après-demain sur le rapport police-population.

Les mouvements sociaux, les crises successives, sécuritaire, sanitaire, ont été l’occasion propice à des contrôles de plus en plus étendus et épandus, liberticides selon certains, nécessaires selon d’autres, la défiance d’une partie de la population à l’égard des forces de l’ordre étant croissante et le nombre des incidents répertoriés grandissant.

Une probabilité 20 fois plus élevée d’être contrôlé

L’accroissement plus ou moins justifié des contrôles d’identité a constitué un facteur de démultiplication des contrôles d’identité discriminatoires, dits « au faciès », c’est-à-dire fondés sur l’apparence. Si depuis l’année 2020, une grande partie de la population a pu désormais expérimenter, et s’en inquiéter un contrôle d’identité sur la voie publique, par les forces de l’ordre, une partie minoritaire de la population avait déjà vécu ces expériences de longue date, de manière récurrente, dans les quartiers populaires de l’Ile-de-France ou des grandes métropoles notamment.

Eloquemment, cette minorité présente le même profil : « des hommes de moins de 25 ans perçus comme arabes/maghrébins ou noirs. » En effet, selon le rapport d’enquête sur les contrôles d’identité menée par le Défenseur des droits en 2016, 80 % des personnes correspondant à ce profil rapportent avoir été contrôlées au moins une fois dans les cinq dernières années (contre 16 % pour le reste de la population) et plus d’une sur trois évoque plus de cinq contrôles au cours de cette période (contre 4,4 % pour le reste de la population). Ainsi, un jeune homme perçu comme arabe/maghrébin ou noir aurait une probabilité 20 fois plus élevée d’être contrôlé que les autres. Le Défenseur des droits indique encore qu’un ciblage des contrôles d’identité est constaté en particulier sur des personnes résidant en zone urbaine, particulièrement dans des cités ou grands ensembles. Ces résultats témoignent d’une pratique usuelle massive et ciblée des fonctionnaires de police. Les contrôles d’identité au faciès sont chose courante.

Une première dans la jurisprudence de la Cour de cassation

Le motif officiel de ce contrôle ? Il n’est pas explicité. Certains obtiennent parfois une réponse « Eh oui ! C’est la vie ! » Peu d’entre eux savent qu’en réalité, ils sont victimes d’une atteinte à un droit fondamental, le principe d’égalité de traitement, que toute personne est légitimement en droit d’attendre du service public de la justice, et que des voies de droit leur sont ouvertes. Mais faut-il oser agir, remuer ciel et terre, pour un contrôle d’identité que l’on sait discriminatoire, mais qui finalement ne reste qu’un contrôle d’identité, un moment désagréable à passer mais bref, est-ce si grave ?

 Suite aux pourvois formés contre treize arrêts de la cour d’appel de Paris le 24 juin 201S, la première chambre civile de la Cour de cassation a rendu une série de décisions très remarquées le 9 novembre2016. Elle a ainsi reconnu que la responsabilité de l’État pouvait être engagée pour faute lourde suite à un contrôle d’identité discriminatoire, sur le fondement de l’article 141-1 du code de l’organisation judiciaire qui dispose que « l’État est tenu de réparer le dommage causé par le fonctionnement défectueux du service public de la justice. » Une première dans la jurisprudence de la Cour de cassation.

En jugeant que tout contrôle d’identité discriminatoire constituait une faute lourde, elle a levé un obstacle considérable en termes de charge de la preuve pour les personnes contrôlées. Allant même plus loin dans l’allègement de la charge de la preuve, à l’image des règles de preuve relatives aux discriminations du code du travail et de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme à cet égard sur le fondement d’un droit à un recours effectif (article 13 de la Convention européenne des droits de l’homme), les personnes se disant victimes de contrôles d’identité discriminatoires ne doivent que rapporter « les éléments de fait de nature à traduire une différence de traitement et laissant présumer I ‘existence d’une discrimination.» Il revient ensuite à l’administration de « démontrer, soit l’absence de différence de traitement, soit que celle-ci est justifiée par des éléments objectifs étrangers à toute discrimination. ». Une question demeure cependant : pratiquement, comment rapporter une preuve laissant présumer l’existence d’une discrimination et qui serait acceptable pour les juridictions ?

Les limites de l’aménagement de la preuve

Parmi les treize espèces qui ont fait l’objet de ces arrêts de la Haute juridiction, seuls deux contrôles d’identité ont été reconnus comme étant discriminatoires. Dans le premier cas, deux jeunes hommes d’origine nord-africaine, attablés à la terrasse d’un McDonald’s, ont fait l’objet d’un contrôle. Ils ont chacun produit pour l’autre une attestation indiquant que les autres personnes attablées à la terrasse du restaurant étaient toutes des « Blancs ». À défaut pour l’agent judiciaire de l’État d’apporter la preuve que d’autres consommateurs auraient été contrôlés, le contrôle discriminatoire a été reconnu.

Dans le second cas, trois jeunes amis, d’origine africaine, ont fait l’objet d’un contrôle d’identité. A été produite l’attestation d’un témoin qui déclarait notamment qu’il avait observé une dizaine de personnes contrôlées durant 1h30 et que c’était uniquement des hommes noirs et des arabes âgés entre 18 et 35 ans. Dans ces deux cas, les victimes ont eu «  la chance » d’avoir été contrôlées à plusieurs ou d’avoir pu obtenir l’attestation d’un témoin ayant patiemment observé plusieurs contrôles s’effectuer.

Cependant, nombreux sont les cas où la personne est contrôlée seule et est seule témoin des faits. Elle ne peut établir une attestation pour elle-même. Les limites de cet aménagement de preuve se font dès lors vite sentir. Encore faut-il préciser que les éléments de fait rapportés doivent être graves, précis et concordants. Ainsi, la cour d’appel de Paris, dans les arrêts du 24 juin 2015 précités, a jugé que l’invocation de statistiques qui attestent de la fréquence de contrôles effectués sur une même catégorie de population appartenant aux « minorités visibles » ne constituait pas, à elle seule, une preuve suffisante.

En outre, une distinction est à opérer selon que le contrôle d’identité est effectué aux fins de rechercher l’auteur d’une infraction et selon qu’il s’agit de contrôles sur réquisitions du procureur de la République, aux fins de rechercher des infractions, dans un lieu et pour une période déterminée (article 78-2 et suivants du code de procédure pénale).

Dans le premier cas, une personne contrôlée qui correspondrait physiquement à l’auteur de l’infraction signalée verrait toute tentative d’allégation d’une discrimination mise en échec. Dans le second cas, il faudrait démontrer qu’il y a eu une différence de traitement, ce qui suppose d’être le témoin de plusieurs contrôles discriminatoires, voire d’aucun autre contrôle.

Dès lors, si cet aménagement de preuve a pu faire croire en un assouplissement significatif en faveur des victimes, la preuve d’une présomption de discrimination demeure très difficile à rapporter et est d’autant plus difficilement acceptée par les juridictions. Ainsi, au bout de quatre années de procédure pour un « simple » contrôle d’identité, discriminatoire certes, mais sans suite, seules cinq victimes se sont vues allouer 1 500 euros en réparation de leur préjudice moral.

Pour une éthique de la pratique policière.

 À la suite de ces arrêts, le 24 janvier 2017, le Conseil constitutionnel a été saisi d’une question préjudicielle de constitutionnalité (QPC), transmise par la Cour de cassation, à propos des contrôles d’identité sur réquisitions du procureur de la République prévus à l’alinéa 6 de l’article 78-2 (aujourd’hui, alinéa 7) et de l’article 78-2-2 du code de procédure pénale.

Si le Conseil constitutionnel a jugé que ces dispositions ne méconnaissaient pas le principe d’égalité devant la procédure pénale, il a néanmoins précisé que « la mise en œuvre des contrôles ainsi confiés par la loi à des autorités de police judiciaire doit s’opérer en se fondant exclusivement sur des critères excluant toute discrimination de quelque nature que ce soit entre les personnes. » Une reconnaissance certes, mais une maigre avancée pour les victimes de contrôles d’identité discriminatoires. Au vu des difficultés de preuve soulevées, et suite aux nombreuses sollicitations du Défenseur des droits et d’autres entités, le législateur a tenté d’œuvrer pour la traçabilité des contrôles d’identité.

Dans le cadre des discussions sur la loi n° 2017-86 du 27 janvier 2017 relative à l’égalité et à la citoyenneté, la délivrance d’un récépissé à la suite de tout contrôle d’identité a été proposée. Néanmoins, outre les difficultés pratiques et financières de la mise en place d’un tel dispositif, dans un contexte où une importante mobilisation des forces de l’ordre a été opérée depuis les attentats du 13 novembre 2015, des suspicions sur leur travail a été jugé comme mal venu. Le projet est mort-né.

Un deuxième dispositif, qui a rencontré plus de succès auprès des parlementaires, est l’utilisation par les forces de l’ordre de caméras mobiles, dites « caméras piétons » lors de leurs interventions. Leur expérimentation a été lancée dans plusieurs zone de sécurité prioritaires depuis 2013 et un cadre légal leur a été conféré par la loi n° 2016-731 du 3 juin 2016 aux articles L.241-1, R.241-1 et R.241-7 du code de la sécurité intérieure. La loi du 27 janvier 2017 précitée a, toujours à titre expérimental, pour une durée d’un an, systématisé leur utilisation pour tout contrôle d’identité dans certaines zones de sécurité prioritaires. Les résultats sont mitigés et surtout opaques. Le dispositif est coûteux, les problèmes techniques récurrents et le système n’a, pour I’heure, toujours pas été généralisé. Par ailleurs, le déclenchement de I’enregistrement est à I’initiative du policier et non de la personne contrôlée.

Ainsi, si les contrôles d’identité au faciès sont dénoncés et débattus depuis longtemps, les mesures prises n’ont pas permis de réduire de manière significative le nombre de contrôles d’identité discriminatoires et sont encore très largement opérés. ll faut fouiller les reins et les cœurs des fonctionnaires de police pour en savoir plus. lmpossible et guère souhaitable. Les jeunes, parce que jeunes, d’origine africaine ou maghrébine, dans les quartiers populaires, présentent les traits physiques de personnes en situation irrégulière de l’immigration. Si l’on rajoute une délinquance urbaine où les jeunes de ces quartiers sont un fort taux de déferrement en justice un théorème s’opère vite : jeune, plus quartier populaire, plus physique maghrébin ou africain, égalent suspect.

Nous en sommes là. Commence la question sociale et doivent s’élaborer les remèdes de fond. Une éthique de la pratique policière devrait cependant s’attacher à limiter des logiques anthropomorphiques et ethniques si profondément étrangères à la République. Des référents- éthiques, choisis parmi les fonctionnaires de police sur le terrain, devraient pouvoir y travailler, afin de les contenir. ll est plus que temps lorsque l’on perçoit, les ravages causés par ces débordements aux Etats-Unis.

1. Rapport du Défenseur des droits, Enquête sur l’accès aux droits, Volume 1 – Relations police/populations : le cas des contrôles d’identité, publié le 20 janvier 2017.

2. CEDH, gr. ch., 6 juillet 2005, req. n° 43577/98 et 43579/98, p.147, Natchova et autres c/ Bulgarie.

3. Cass. civ. 1ere, 9 novembre 2016, n°15-24210,15-24212, 15-25873

4. CA Paris, 24 juin 2015, n° 13/24261 , 13/24262.

5. CA Paris, 24 juin 2015, n° 13/24255, 13/24300.

6. Cons. const. 24 janv. 2017 , n° 201 6-606/607, QPC.