Interview de Jean-Pierre Mignard « Crise entre Alger et Paris »

Crise entre Alger et Paris: «Certaines déclarations d’Emmanuel Macron ne pouvaient pas passer»

Rappel de l’ambassadeur d’Algérie, interdiction de survol du territoire algérien…Depuis trois jours, l’Algérie exprime sa colère contre la France et contre le président Macron qui, jeudi dernier, s’est demandé si la nation algérienne existait avant la colonisation française. Mais est-ce seulement cette petite phrase qui provoque aujourd’hui une grave crise entre Alger et Paris ? L’avocat français Jean-Pierre Mignard est un familier de l’Algérie. En février 2017, il a accompagné le candidat Emmanuel Macron en Algérie. Aujourd’hui, il répond aux questions de Christophe Boisbouvier.

RFI : Comment expliquez-vous cette crise entre Alger et Paris ?

Jean-Pierre Mignard Oui, c’est une crise qui provient beaucoup de l’insatisfaction de la partie française qui estime avoir beaucoup donné et peu reçu. Les formes de cette insatisfaction sont, elles, cependant particulièrement rudes et il y a eu des déclarations du président de la République qui, c’est vrai, telles qu’elles sont et quand on connaît l’extraordinaire susceptibilité qui existe dans les relations entre les deux pays, ne pouvaient pas passer.

Justement, c’était jeudi dernier, le président français recevait une vingtaine de Franco-Algériens à l’Élysée. Il leur a dit : « Est-ce qu’il y avait une nation algérienne avant la colonisation française ? ». Il a ajouté que cette nation algérienne, depuis la fin de la guerre d’Algérie, s’est construite sur une « rente mémorielle » qui est « la haine de la France ». Emmanuel Macron s’est lâché…

Je suis en désaccord parce que, historiquement, la nation est un concept occidental, très français, et un concept très récent. Des peuples peuvent exister, avoir une culture, une civilisation, une société, des formes de vie juridique entre eux, et ne pas être une nation constituée. Cela en effet, je pense que c’est faux. Je pense en effet que les Algériens le prennent mal, opposants et progouvernementaux. Je veux dire que c’est une vieille notion coloniale qui est : avant nous, il n’y avait rien. Ce n’est pas vrai. Avant l’arrivée de la France, il n’y avait pas rien. La preuve, quand même, on s’est servi sur le plan du trésor algérien, etc. Je trouve que c’est la phrase de trop. Tout n’est pas né avec la colonisation. Il faut faire extrêmement attention à cela. Là, je pense en effet qu’il y a dérapage.

Et quand Emmanuel Macron déclare : « J’ai un bon dialogue avec le président Abdelmadjid Tebboune, mais je vois qu’il est pris dans un système qui est très dur », est-ce qu’il ne sous-entend pas que le président algérien n’a pas tous les pouvoirs et que ce sont en fait les militaires qui gouvernent ? Est-ce que ce n’est pas cela aussi qui a mis le feu aux poudres ?

C’est exactement cela qui a été compris et c’est ça qui, évidemment, n’a pas été accepté, c’est-à-dire qualifier le régime algérien sous une forme très péjorative. On a le droit d’en penser ce qu’on veut d’ailleurs.

« Un système politico-militaire », dit Emmanuel Macron…

Toute l’histoire du pouvoir en Algérie est une histoire où le pouvoir civil et le pouvoir militaire étaient très imbriqués. Ce n’est pas sur ce point une nouveauté. Les Algériens le disent eux-mêmes. La question est : faut-il le dire comme cela ? Le dire comme cela, c’est évidemment ne pas pouvoir méconnaître que cela va entraîner des réactions de grande colère.

Ce que vous dites, c’est qu’il y a eu, à partir du rapport Stora du 20 janvier, des propositions de la France en faveur de gestes mémoriels communs à Paris et Alger, et que la main tendue par Paris n’a pas été saisie par Alger, d’où cette crispation d’Emmanuel Macron aujourd’hui ?

Oui, c’est possible. On verra ce qui sera fait le 17 octobre. Mais, encore une fois, ce qui me semble déterminant, c’est qu’on ne peut pas historiquement dire que, avant la colonisation, il n’existait rien, parce que vous voyez ce que cela sous-entend. Cela sous-entend que la colonisation aurait été un facteur de civilisation, un facteur de constitution d’une nation qui, sans la colonisation, n’existerait pas. Et ça, je comprends très bien que cela ne peut pas passer chez les Algériens.

Lors de leur dernière rencontre à New-York, le ministre algérien des Affaires étrangères Ramtane Lamamra a demandé à son homologue français Jean-Yves Le Drian de rester neutre sur le dossier algéro-marocain, c’est-à-dire sur le dossier du Sahara occidental qui envenime beaucoup les relations Alger-Rabat, depuis deux mois. Est-ce que c’est aussi un problème entre Paris et Alger ?

C’est évidemment un problème pour la France qui est terrifiée à l’idée de devoir choisir. Ça, c’est une certitude. En même temps, être neutre, c’est toujours se voir reprocher une neutralité trop bienveillante vis-à-vis de l’une ou de l’autre des parties. Ce qui est certain, c’est que ce qui vient de se passer entre la France et l’Algérie fait presque physiquement du Maroc, peut-être provisoirement, un interlocuteur avec lequel les relations sont normales, en tout cas meilleures. Donc, cela ne va rien arranger.

Dans la classe politique algérienne, il y a le chef du mouvement islamiste, Mouvement de la société pour la paix (MSP), Abderrazak Makri, qui n’hésite pas à dire qu’Emmanuel Macron fait de la démagogie en ce moment contre l’Algérie, parce qu’on est à quelques mois de la présidentielle française. Ce serait de l’électoralisme…

C’est vrai que, quand je lis des auteurs français d’extrême droite, la question de la guerre d’Algérie est toujours là, la question d’une espèce d’humiliation qui aurait été tirée de ce que l’indépendance algérienne aurait été faite à notre détriment. Oui, tout cela existe. Donc, on sent bien qu’il y a un électorat qui peut toujours être concerné par cette question-là. C’est sans doute d’ailleurs la raison pour laquelle on hésite effectivement à faire le transfert des cendres de Gisèle Halimi au Panthéon. La plaie n’est pas refermée. Cette question, oui, en effet peut être mise aujourd’hui dans le débat électoral aux fins de calmer, neutraliser une opinion revancharde en France.

Vous avez soutenu le candidat Macron il y a cinq ans. Est-ce que vous le soutiendrez à nouveau l’année prochaine ?

Ce n’est pas la question pour laquelle nous avions estimé devoir nous entretenir. J’attends de voir, je suis comme tout citoyen. J’attends de voir. Pour moi, ça, c’est une question extrêmement importante, parce que c’est une question sur laquelle il s’était beaucoup engagé. Je voudrais bien savoir maintenant comment on va se sortir de cette situation pour le bien de la France et pour le bien de l’Algérie.